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Le Joker, film miroir d’une société en crise



Sorti en salles le 9 octobre dernier en France, le film Joker de Todd Philips continue de déchaîner les passions et ne cesse d’être tari d’éloges. La performance étincelante de Joaquin Phoenix ne peut laisser le spectateur indifférent et cette représentation singulière du « méchant » le plus célèbre du monde marque à coup sûr les esprits... Retour sur ce monstre du septième art.

Synopsis. Le long-métrage prend place dans le début des années 1980, au sein de la ville fictive de Gotham – univers particulièrement représenté dans les œuvres DC Comics – et raconte la genèse du légendaire « Némésis » de Batman. Il nous embarque dans le quotidien grisâtre et morose d’Arthur Fleck, un humoriste incompris et parfois vilipendé qui peine à s’intégrer dans une société américaine marquée par l’individualisme et le mépris de la différence. Arthur est contraint de gagner sa vie en travaillant dans une agence de clowns et loge dans un misérable appartement d’immeuble en compagnie de sa mère. Le film nous décrit la brutale descente aux enfers de ce personnage souffrant de troubles mentaux qui l’enferment dans une cruelle solitude.

Des rôles inversés : le Joker représenté comme le héros du peuple et le symbole des humiliés


Habituellement, les films produits par DC Comics (ou encore Marvel) cherchent à dépeindre un super-héros doté de pouvoirs extraordinaires dont il use pour sauver l’humanité tout entière contre un Mal absolu. Ce manichéisme n’est pas à l’ordre du jour dans l’œuvre cinématographique de Todd Philips, bien au contraire : le réalisateur cherche à créer de l’empathie et de la pitié pour ce personnage qui est un Joker en devenir, donc un criminel psychotique qui tue avec passion. Source de vives polémiques, notamment aux Etats-Unis, la critique reproche parfois à Joker de

faire l’apologie de la violence meurtrière, ce que conteste ardemment le réalisateur de Very Bad Trip : « Les critiques reprochent à Joker un discours politique qui consisterait à encourager à la violence contre les institutions. Ce n’était pas notre intention et, pour moi, Joker est surtout un film humaniste sur le destin tragique d’un homme. »

Loin de sublimer cet individu déviant qui est à l’origine de meurtres contre les plus puissants de la société – comme celui de Thomas Wayne à la fin du film, directeur d’une entreprise richissime et candidat à la mairie de Gotham – et loin d’en faire une sorte « d’idéal-type » à suivre, le long-métrage décide plutôt de dénoncer les maux de la société qui produit des individus exclus en raison de leurs différences ou de leur condition sociale.

Il a été choisi de réaliser Joker sous un prisme essentiellement psychologique ; en effet, la maladie névrotique d’Arthur Fleck est amplement mise en évidence tout au long du film et la prestation magistrale de Joaquin Phoenix aide beaucoup : son rire aigu et angoissant se déclenche à tout bout de champ dans des situations loin d’être comiques, ce qui crée d’ailleurs un malaise palpable chez le spectateur. Le rire prodromique dont souffre Arthur est une pathologie neurologique qui l’isole dans une solitude absolue, dans une incompréhension et une moquerie d’autrui permanentes, dans une souffrance dont il ne peut se détacher. L’un des éléments déclencheurs de sa folie grandissante a lieu lorsque sa travailleuse sociale (qu’Arthur consulte notamment pour sa maladie psychologique) lui annonce qu’elle ne pourra plus le suivre et lui prescrire les médicaments dont il a besoin pour réduire ses souffrances à cause de l’arrêt du financement par la mairie. Tout cela accentue avec efficacité la représentation d’une ville au bord du gouffre, touchée par la misère et la délinquance : un contexte évidemment favorable à

l’émergence d’un fort mouvement social à l’initiative de personnes défavorisées, en marge de la société, qui se révoltent contre les plus fortunés. Sous un costume de Joker, les manifestants finissent par provoquer une fronde aux allures apocalyptiques.

Certes, il est possible d’interpréter cette œuvre cinématographique comme une tentative d’humanisation d’un criminel démentiel, d’autant que l’empathie envers un Arthur Fleck torturé est quasi-constante, mais la volonté était davantage de dénoncer le cynisme injurieux des puissants qui met de côté ceux « qui ne sont rien », ceux qui brillent par leur altérité, ceux pour qui le manque de reconnaissance sociale est un fardeau de tous les jours. Ainsi, le protagoniste fait disparaître l’homme tourmenté et en manque d’identité qu’est Arthur et laisse place au Joker : le symbole d’une révolte sociale contre l’impunité des puissants.


L’icône du Joker au cœur des insurrections populaires aux quatre coins du monde

Symptôme d’une société mondialisée en crise d’identité et en manque de cohésion sociale, les contestations populaires sont aujourd’hui en quête de symboles forts qui permettent de rassembler des franges de la population qui ne se côtoient plus. En outre, les autorités publiques doivent faire face à un phénomène nouveau dans l’univers des manifestations : les réseaux sociaux qui permettent de mobiliser davantage mais qui sont aussi vecteurs justement de ces symboles unificateurs.

L’exemple le plus significatif en la matière est celui des « Gilets jaunes » : un mouvement social historique majoritairement composé des oubliés de la société, des citoyens qui vivent dans la France périphérique. Aujourd’hui, c’est le masque du Joker qui semble s’inviter au sein des manifestations qui se multiplient partout dans le globe, chez des protestataires qui l’arborent fièrement. Il est évident que le personnage du Joker a tout pour être l’effigie des luttes antisystème, d’aucuns se reconnaîtront dans ce portrait dressé par la production de Philips : un être déchiré, en proie à un profond malaise existentiel, délaissé par son corps social et par les pouvoirs publics. Et c’est lorsque cet individu initialement quelconque apparaîtra sous sa nouvelle identité de Joker qu’il triomphera et qu’il gagnera en puissance.

De quoi inspirer pléthore d’individus malheureux dans la réalité... Ainsi, depuis quelques jours, le port du maquillage du Joker par des manifestants partout dans le monde est évidemment loin d’être anodin. C’est aujourd’hui le Chili, le Liban ou encore Hong-Kong qui sont le théâtre de scènes de protestations gigantesques et ces mouvements populaires, même s’ils prennent leurs origines dans des contextes singuliers, ont une caractéristique globale commune : le rejet du système en place qui perpétue de profondes inégalités. Le masque du Joker permet ainsi à certains manifestants, aux laissés-pour-compte, de sortir de l’invisibilisation sociale qu’ils subissent quotidiennement, d’exhiber un maquillage haut en couleur et qui a d’autant plus de résonance pour les Libanais en colère puisque leur drapeau partage les mêmes teintes. A Hong-Kong, une autre raison peut pousser les personnes en lutte à « se cacher » sous le visage du Joker, caractérisée cette fois-ci par une volonté de braver les interdits puisqu’une mesure mise en place par le gouvernement depuis le début du mois d’octobre dernier interdit formellement aux manifestants de se masquer. Cette décision prise par l’exécutif hongkongais semble provoquer l’exact effet inverse...


Évidemment, ce phénomène d’exploitation du symbole du Joker par les manifestants aux quatre coins du monde reste encore très marginal, mais il est révélateur d’une multitude de maux dont une bonne partie de la population mondiale souffre, dans une société grippée et en crise de l’identité. Avec Joker, preuve est à nouveau faite qu’une œuvre d’art réussie peut contenir une portée politique et sociale extraordinaire.


Lucas Da silva

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