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ETAT DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE EN EUROPE

Dernière mise à jour : 3 déc. 2018





Le débat politique français est actuellement axé sur l’effusion de mouvements sociaux de nature contestataire. Ces soulèvements populaires pour la défense des droits des travailleurs et des étudiants sont volontairement connectés par les médias aux 50 ans de mai 68. Cependant mai 68 portait également en son sein un combat pour la liberté d’expression, et donc pour la liberté de la presse. Ce combat est notamment cristallisé à l’époque par l’opposition à l’ORTF, institution publique ayant pour mission la tutelle des médias alors accusée d’entraver la liberté de la presse et de diffuser un message de propagande étatique : « La police vous parle tous les soirs à 20h ».

Et aujourd’hui encore, la situation de la liberté de la presse en France mais également dans l’Europe apparaît comme fragilisée.

Ce vaste sujet qu’est la liberté de la presse compris dans la liberté d’expression est débattu depuis longtemps quant à ses principes et à sa mise en application. Si cette liberté semble déjà défendue en 1789 par la DDHC dans l’article 11, elle trouve réellement sa consécration sous la 3ème République avec la loi du 29 juillet 1881, faisant suite à différents régimes de censure.


En faisant un saut dans le temps, il est possible de constater que la dernière mobilisation d’envergure du peuple français en faveur de la liberté de la presse a lieu en 2015, en réaction à l’attentat de Charlie Hebdo. Le mouvement « Charlie » semble alors faire converger un peuple vers la nécessité de défendre à tout prix la liberté de la presse. Intérêt néanmoins éphémère au niveau de la France et de l’Europe, notamment lorsque l’on lit le résultat de l’étude du 24 avril 2018 mené par RSF sur le classement de la liberté de la Presse, qui fait part d’un « climat de haine de plus en plus marqué ».

Ce classement est publié chaque année depuis 2002 et se base sur l’observation de 180 pays quant à l’état de la liberté de la presse suivant plusieurs critères. Ces critères sont le pluralisme médiatique, l’indépendance de ces médias et les conditions de travail des journalistes (économiques et sécuritaires). Ils sont recueillis à l’aide d’un questionnaire créé par l’organisation RSF elle-même. Conformément à ce classement, la première position est occupée par la Finlande et la dernière par la Corée du Nord. La France quant à elle se situe à la 33ème place et fait donc partie des 26% de pays se trouvant en situation bonne ou plutôt bonne quant à la liberté de la presse : un quart des Etats du monde. L’analyse développée par RSF à la suite de ce rapport peut s’apparenter à un changement de paradigme : nombre chefs d’Etats démocratiquement élus ne semblent plus considérer la liberté de la presse comme une alliée naturelle et nécessaire de la démocratie mais comme une ennemie, cela passant par des déclarations haineuses et publiques, comme il sera évoqué plus en détail dans la suite de l’article.

Mais avant, il faut revenir aux bases.


Définition de la Liberté de la Presse


Simplement, la liberté de la presse consiste en la liberté de créer un journal, de publier ses opinions dans un journal ou dans un livre. En se référant au droit, on obtient : « La liberté de la presse est l’une des principales libertés publiques. C’est une condition nécessaire à l'exercice de la démocratie. Elle participe du droit d'expression et de critique dont disposent tous les citoyens vivant dans les pays démocratiques. »

Une liberté fondamentale donc, qui se retrouve comme vu précédemment dans l’article 11 de la DDHC mais également à l’article 19 de la DUDH qui stipule : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ».

Alors d’où vient la détérioration progressive de cette liberté constatée par le classement de RSF ? Quelles sont les raisons qui poussent les régimes démocratiques ainsi que les citoyens à dénigrer ce droit pourtant fondamental ?


Une image de la presse et du journalisme dégradée


Un des arguments les plus récurrents opposé aux médias et à la fonction de journaliste en général est celui du manque d’indépendance et donc d’objectivité, lié au fonctionnement du marché médiatique. Un regard sur les propriétaires des journaux français peut en effet soulever des questions légitimes : Dassault possède Le Figaro, Patrick Drahi (SFR) possède Libération, Niel et Pigasse (respectivement Free et Banque Lazarre) détiennent quant à eux Le Monde, Courrier International, L’Obs, Télérama. Le groupe LVMH possède Les Echos et Lagardère est le propriétaire de Paris Match. Il existe donc une réelle tension entre intérêt des propriétaires et éthique journalistique, qui malgré des lois et principes prévenant une éventuelle ingérence de l’actionnariat dans la ligne éditoriale, sème le doute parmi le public.


Ce flou ne l’est cependant pas pour certains dirigeants européens, comme le laissent penser multitudes de déclarations haineuses à l’égard des journalistes et de la presse en général. Voici un petit tour d’Europe de comportements et propos aberrants : le Président de la République Tchèque, Milos Zeman, après avoir entre autres qualifié les journalistes de « fumiers » et de « hyènes » s’est par exemple présenté en conférence de presse muni d’une fausse kalashnikov avec écrit dessus le mot « journaliste ». Le journaliste est même considéré comme un danger par notamment le Président serbe qui les qualifient récurremment d’ « espions à la solde de l’étranger » et par le Premier ministre albanais pour qui les journalistes s’apparentent à des « ennemis publics ».

Cette pratique a un nom et est également pratiquée en France : le « mediabashing » a en effet été très populaire pendant la campagne présidentielle de 2017. De gauche comme de droite, le journalisme a été dénigré. Jean Luc Mélenchon a par exemple déclaré sur son blog que "la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine". François Fillon pour sa part propage l’idée d’un cabinet noir composé entre autres de journalistes à la solde de François Hollande. L’affaire d’emplois fictifs concernant son épouse révélée par le Canard enchaîné l’a amené pour sa défense à attaquer de front les médias, se présentant alors comme victime d’un acharnement médiatique. Cette stratégie de fracturer la relation entre presse et public a eu pour conséquence le 17 avril 2017 lors de son meeting à Nice un corps journalistique sifflé par ses supporters.


Cependant les français ne semblent pas détester les journalistes, bien au contraire. L’étude ViaVoice délivrée lors des 11e assises internationales du journalisme de Tours (s’étant tenu du 14 au 17 mars 2018) sur « un journalisme utile ? » révèle que 92% des français considère le journalisme comme un métier utile (à partir d’un échantillon représentatif de 1008 personnes). Les principales missions pour lesquelles le journalisme serait utile sont l’aide à la compréhension du monde et de la société, l’investigation en mode « lanceur d’alerte », et la prévention contre les fakes news.

Ce terme fake news d’ailleurs majoritairement popularisé pendant la campagne présidentielle américaine, et souvent lié avec l’actuel Président des Etats-Unis aux vus de certaines déclarations faites par celui-ci, à la véracité douteuse. Les propos que Donald Trump tient envers les médias et les journalistes sont souvent haineux et virulent, comme en témoigne ses tweets ou cette déclaration faite le 17 octobre 2017 : « Je pensais qu'une fois que j'aurais remporté l'élection, les médias deviendraient beaucoup plus stables et honnêtes. Mais ils sont devenus fous. CNN est une plaisanterie. NBC est une vaste plaisanterie. Vous avez bien vu ce qu'ils affirment, cela n'a aucun lien avec ce que je fais. Mais les médias sont profondément malhonnêtes, et franchement, je n'ai jamais rien vu de tel. » Le résultat de ce médiabashing est explicité par un sondage réalisé par l’institut américain Morning Consult et publié sur le site Politico le 18 octobre 2017. Ainsi, 46% des sondés considères que les médias fabriquent de fausses informations sur Donald Trump (à partir un échantillon de 1991 citoyens américains). L’activité de dénigrer constamment la presse et l’installation de l’ère de la « post-vérité » par le Président américain a donc un réel impact sur l’opinion publique, créant un climat de méfiance envers les journalistes.


Indirectement en opposition à Trump et plus dans un souci d’ajustement de la loi aux enjeux contemporains se développe en France un projet de loi anti-fake news. Mais ici également, des questions quant à la liberté de la presse se posent. Le but premier de ce projet de loi est de mettre en place un procédé judiciaire pour contrer la diffusion de fake-news en période électorale. La justice aura alors la possibilité d’ordonner en cas de diffusion d’informations certifiées comme fausses « le déréférencement du site, le retrait du contenu en cause ainsi que l'interdiction de sa remise en ligne, la fermeture du compte d'un utilisateur ayant contribué de manière répétée à la diffusion de ce contenu, voire le blocage d'accès du site Internet » (cf. version préliminaire de la loi communiquée au journal Le Monde le 7 mars 2018). Bien que ce dispositif paraisse censé et réponde à un besoin d’une bonne information du citoyen, il représente pour beaucoup un danger pour la liberté de la presse. La crainte majoritaire réside en la possibilité de censure que possèdera l’Etat : la frontière parfois fine entre fake-news et blogs d’opinions peut amener le contenu de ces derniers à être muselé. De plus, cette loi est considérée par la majorité des français comme inopérante. En reprenant l’étude ViaVoice sur « un journalisme utile » évoquée précédemment, 67% des Français considère que les pouvoirs publics n’ont pas les moyens de dire si une information est une fake news et 49% d’entre eux voit en la loi un risque pour la liberté de la presse et la liberté d’expression. Comme quoi sous couvert de défendre l’intégrité de la presse il est possible de l’entraver.


Conséquences de la dégradation de l’image de la presse


Ce « mediabashing » croissant en Europe et dans le monde créé un climat populaire favorable à la promulgation de lois anti-presse. Des contestations se font toujours véhéments sentir lorsqu’un gouvernement cherche à porter atteinte à liberté de la presse, mais le simple fait qu’il se permette de le faire témoigne d’une base importante de soutiens au sein même des populations.

Ainsi en Pologne le gouvernement conservateur du parti Droit et Justice (PiS) a pu adopter en 2015 une loi sur les médias lui conférant de grandes prérogatives quant à la gestion de l’offre médiatique. Tous les responsables des médias publics ont été remplacé à la manière d’une purge par des personnalités favorables au gouvernement en place et le KRiTT (équivalent du CSA) a été également remplacé par un organe institutionnel accroissant l’emprise de l’Etat sur les médias. Les médias privés sont aussi visés et soumis à de nombreuses pressions, aboutissant à une interdiction de divulguer des annonces en opposition avec le gouvernement. En vertu de la « polonisation » des médias, le PiS a souhaité en 2016 promulguer une autre loi visant à réduire les capitaux étrangers dans les médias privés. Ce projet s’est cependant soldé par un échec.

C’est la loi sur le secret des affaires qui en France représente un réel danger pour la liberté de la presse. Cette loi déjà voté par l’Assemblée Nationale en mars 2018 a pour volonté de protéger toute information originellement inconnue du grand public ou du moins difficile d’accès par celui-ci et qui, par son caractère secret, revêt d’une valeur commerciale. La loi Macron 2015 portait déjà en substance ce dispositif mais s’est alors soldé par un échec suite à une forte contestation parlementaire et populaire. La contestation actuelle se fait pourtant moins sentir, du moins elle est plus faiblement médiatisée. Dans une lettre ouverte au président publiée dans le journal L’Obs le 19 avril 2018, un groupe de journaliste dénonce une « procédure bâillons », à savoir un dispositif visant à décourager les journalistes ou lanceurs d’alertes de mener des investigations et de divulguer des informations au vu de longues et coûteuses procédures judiciaires. Cette lettre fait notamment suite à l’adoption par le Sénat de ce texte de loi en avril 2018 et qui par la même y a été durci : ainsi la définition du secret des affaires a été élargi à toutes informations relevant d’ « une valeur économique » et l’article protégeant les journalistes et lanceurs d’alertes de procédures judiciaires abusives de la part des entreprises a été supprimé. Alors les journalistes dans la lettre ouverte dénoncent une « inversion de nos principes républicains : le secret devient la règle, et les libertés des exceptions ». Selon eux, des scandales tels que les Panama Papers ou celui du Médiator n’auraient pas pu éclater au grand jour avec une telle loi.


La position de l’Union Européenne quant à la défense de la liberté de la presse dans ces cas précis apparaît comme inappropriée aux vues des valeurs qu’elle promeut. L’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme sur la liberté d’expression stipule ainsi ceci : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ». De plus, il est dit à l’article 11 de la Charte européenne des Droits fondamentaux sur la liberté d’expression et d’information que « la liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ».

Malgré ces carcans législatifs, la réaction de l’UE envers la politique d’oppression menée par la Pologne apparaît comme faible et inefficace. Le 1er mars 2018, le Parlement Européen a finalement voté la décision de la Commission Européenne de faire appliquer l’article 7 des traités de l’UE, à savoir priver la Pologne de son droit de vote au Conseil européen. Ce vote arrivant 3 ans après les premières offensives gouvernementales polonaises envers la liberté de la presse ne signifie cependant pas une application de cette sanction. Pour être effectif, le dispositif mis en place par l’article 7 doit d’abord être voté à l’unanimité par le Conseil européen. Or Viktor Orban, le Premier ministre hongrois récemment réélu, s’y oppose vivement.


L’atteinte à la liberté de la presse en France est pour le coup d’origine européenne. La loi sur le secret des affaires fait en effet suite à une directive européenne datant de juin 2016 que chaque Etat doit faire appliquer dans l’espace de 2 ans.

La fracture entre le message de l’Union Européenne et ses intentions factuelles concernant la liberté de la presse peut laisser perplexe.


Paroxysme


Le point culminant de cette haine croissante envers la presse et le journalisme reste l’assassinat de deux journalistes en Europe en 2017 et 2018 : Daphne Caruana Galizia à Malte et Jan Kuciak en Slovaquie. Le fait que ce genre d’actions perpétrées délibérément contre des journalistes puisse avoir lieu au sein même de l’Union Européenne est révélateur d’une banalisation de la violence envers la liberté de la presse.

Daphne est assassinée le 16 octobre 2017 par une bombe placée dans sa voiture. Elle enquêtait alors sur une affaire de corruption et de blanchiment d’argent de grande envergure, impliquant éventuellemnt le gouvernement maltais. Pour continuer le travail entrepris par la journaliste maltaise, un groupe international de 45 journalistes venant de 18 médias se sont regroupés au sein de l’organisation Forbidden Stories. Depuis peu, il est possible de consulter sur leur site (https://www.occrp.org/en/thedaphneproject/) des révélations hebdomadaires sur l’affaire de corruption proprement dite mais également sur l’enquête policière concernant l’assassinat de Daphne, toujours irrésolue à ce jour. Les journalistes s’interrogent d’ailleurs sur le procédé de l’enquête, qui étrangement écarte la possibilité d’un assassinat à commanditaires politiques malgré la présence d’éléments troublants. Ici encore la réaction de l’UE face à cet acte semble inappropriée. Le commissaire chargé de l’Etat de droit Frans Timmermans a premièrement refusé de répondre aux questions de Forbidden Stories, puis a déclaré lorsqu’il s’est retrouvé face à des journalistes de France Télévisons qu’il n’y avait pour l’instant aucun élément justifiant des sanctions contre l’Etat maltais. Le Premier Ministre de Malte quant à lui esquive toute convocation.


L’assassinat de Jan Kucial en Slovaquie est plus récent et semble répondre aux mêmes motifs. Le 25 février 2018, le journaliste slovaque ainsi que sa compagne Martina Kusnirova sont retrouvés tués par balles. Jan travaillait alors sur une affaire de fraude conséquente concernant des détournements de fonds structurels européens, impliquant ici des liens entre représentants politiques et mafia italienne. Le Premier ministre slovaque Robert Fico s’est à la suite des événements affiché comme révolté par cet assassinat, en proposant par exemple un million d’euros pour toute informations susceptibles de faire avancer l’enquête. Mais à l’image des dirigeants européens précédemment évoqués, Mr. Fico parlait des journalistes en ces termes : serpents visqueux, hyènes idiotes ou même « sales prostituées anti-slovaque ». Ainsi est-il possible de mettre en question la bonne foi du Premier Ministre.

Ces assassinats ainsi que les attaques verbales perpétrées contre les journalistes au sein même de l’Union Européenne sont dangereux. Cette banalisation de la violence envers le journalisme dans son entièreté permet aux gouvernements de mettre en place des lois entravant la liberté de la presse, cela de manière pratiquement impunie et même dans certains cas encouragés par l’UE. Si la réaction populaire française ne se fait pas sentir c’est surtout, outre l’accaparement médiatiques des autres luttes, parce que la liberté de la presse paraît au peuple européen et français comme acquise. Tellement acquise qu’elle fait partie intégrante du corps social, comme une constante qui a été et sera toujours là. Si bien qu’il est acceptable de l’attaquer, de la critiquer ou tout bonnement de ne plus y prêter attention car elle apparaît comme évidente. Cependant cette liberté de la presse, avec possibilité d’extrapoler à la liberté en général, est un concept très difficile à concrètement cerner et qui donc laisse place à une multitude d’interprétations quant à son application dans l’espace public.

Alors, la liberté de la presse n’est jamais « acquise » mais sujette à une perpétuelle réflexion et adaptation, nécessitant en premier lieu sa défense au risque de la perdre.


Victor Cariou


Article paru dans la Ruche 6 - octobre 2018

(Version longue)

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