top of page

LE MARCHÉ GAZIER EUROPÉEN : NOUVEAU CHAMP DE BATAILLE DE LA GUERRE FROIDE 2.0?


Dans un contexte de transition et de diversification énergétique , l'Europe peine à établir une stratégie commune de l'Energie. L'Europe, principal importateur de gaz naturel dans le monde est divisé en son sein à propos de ses sources d'approvisionnements entre le traditionnel pourvoyeur russe et le nouveau fournisseur américain. Cette rivalité russo-américaine s'incarne à travers deux projets d'acheminements gaziers concurrents: Nord Stream 2 et L'Initiative des trois mers.


Le projet germano-russe Nord Stream 2: pomme de discorde en Europe


Les exportations de gaz russe vers l'Europe ont atteint un record historique en 2018 avec 201 milliards de m³ de gaz vendu dans la région Europe/Turquie soit 3,5% de plus que l'année précédente. Actuellement, l'entreprise russe Gazprom, qui détient le monopole des exportations par gazoducs, répond au tiers de la demande gazière européenne. Le gaz russe est acheminé en Europe par 4 voies : le Blue Stream ( traversant la mer Caspienne et alimente la Turquie), le gazoduc Brotherhood (transitant par l'Ukraine), le gazoduc Yamal (traversant la Biélorussie et la Pologne) et enfin Nord Stream, qui relie le Nord de la Russie au Nord de l'Allemagne par la Mer Baltique.


Initialement, le projet de gazoduc Nord Stream fut lancé par Gazprom et la compagnie finlandaise Neste à la fin des années 1990, et fut concrétisé en 2005 par un accord de construction du gazoduc entre Gazprom et deux compagnies allemandes BASF et E.ON (l'entreprise Neste s'étant retirée du projet). Nord Stream fut mis en service en 2012 et assure aujourd'hui l'échange de 55 milliards de m³ de gaz par an de Vyborg en Russie à Lubmin en Allemagne. En juin 2015, lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg, le consortium Nord Stream AG présidé par l'ancien chancelier allemand Gehrard Shröder annonce la création de Nord Stream 2 ; nouveau gazoduc au tracé similaire de Nord Stream 1 visant à doubler les capacités d'échange via la mer Baltique de 55 à 110 milliards de m³ par an.


Les principaux promoteurs et bénéficiaires du projet sont l'Allemagne et la Russie.

Du côté de Berlin, Nord Stream 2 répond à une demande croissante de gaz naturel dans les années futures qui s'explique par un choix politique et un besoin économique. La décision, prise en 2011 après l'incident de Fukushima, de sortir du nucléaire à l'horizon 2022 ainsi que celle de sortir du charbon en 2038 conduit l'Allemagne à modifier son mixte énergétique au profit des énergies renouvelables et du gaz naturel. De plus, NS2 (Acronyme de Nord Stream 2) répond à un besoin économique visant à satisfaire une demande énergétique croissante du secteur industriel, résidentiel et des transports avec l'approvisionnement de gaz naturel russe à prix concurrentiel. En parallèle, NS2 est un gage de sécurité énergétique pour l'Allemagne, au regard des coupures de gaz subies par de nombreux pays européens à la suite de conflits concernant la question du transit gazier entre la Russie et l'Ukraine.


Du côté de Moscou, l'objectif premier de ce nouveau gazoduc transbaltique est de conforter sa 1re place d'exportateur de gaz en Europe face à l'arrivée de nouveaux concurrents (Etats-Unis, Australie, Qatar, Norvégien). Aujourd'hui la Russie fournit environ 30 % de la demande de gaz européen, et NS2 vise particulièrement le marché Nord-ouest européen qui représente à lui seul 58 % de la consommation de gaz dans l'UE. Le second objectif davantage implicite est de contourner les voies d'échanges terrestres existantes où transite le gaz russe vers l'Europe. La Russie, grâce à NS2 réalise des économies substantielles sur le montant des taxes relatives au transit du gaz destiné à des pays voisins (Pologne et Ukraine) considérés comme rivaux .


Ce projet fait l'objet de diverses sources d'oppositions venant de la part des pays baltes et de l'Europe centrale, mais également des pays du sud de l'Europe et de l'Union Européenne.

Les anciennes démocraties populaires baltes et centrales demeurent encore fortement dépendantes énergétiquement de l'ancien grand frère russe avec des taux de consommation de gaz russe atteignant 90 %. NS2 signifie pour ces pays, une dépendance sauvegardée voire accrue à la Russie, qui se révèle être une menace à la souveraineté énergétique de ces États d'Europe Centrale et Baltes. La Pologne et l'Ukraine, fers de lance de l'opposition au projet germano-russe trouve une résonance d'autant plus forte dans ces pays, du fait que l'achèvement de NS2 pourrait représenter à terme un manque à gagner économique considérable pour ces pays (1,5 à 2 milliards euros par an pour l'Ukraine).


Ajoutés à cette première opposition, les pays du Sud de l'Europe s'en mêlent également mais pour une tout autre raison qui fait écho à l'abandon en 2014 du projet South Stream. Ce gazoduc qui devait relier la Russie à l'Europe méridionale en passant par la mer Noire et la mer adriatique a été avorté par la Russie en 2014 suite à des blocages persistants quant à sa réalisation par la Commission européenne. Les États qui devaient bénéficier de ce projet (Bulgarie, Serbie, Hongrie, Slovénie, Italie) s'estiment aujourd'hui lésés et dénoncent la politique de "deux poids de mesures" de l'UE qui en autorisant tacitement NS2 contribue à avantager le géant économique allemand au détriment de ces pays.



Malgré les critiques quant à son impartialité sur NS2, l'Union Européenne a émis un avis défavorable au projet. L'UE a estimé que cette initiative allait à l'encontre des sanctions décrétées depuis 2014 contre la Russie après l'annexion de la Crimée, et affaiblissait économiquement l'Ukraine, partenaire en devenir de l'UE. De plus, ce projet controversé au sein des pays de l'UE tend à diviser les États européens au moment même où la communauté cherche à rassembler les États autour de l'Union de l'Énergie (programme destiné à relancer l'intégration communautaire dans le secteur de l'énergie). Le levier d'opposition brandi par l'UE est pour l'instant juridique et se rapporte aux règles européennes relatives au troisième paquet législatif de l'énergie qui n'autorise pas une compagnie à être simultanément le producteur, l'opérateur et distributeur sur le marché énergétique qui touche les pays membre de l'UE, ce qui est actuellement le cas pour Gazprom. Cependant l'entreprise russe pourrait se voir attribuer une dérogation si l'UE considère que le projet renforce la concurrence et améliore la sécurité de l'approvisionnement en raison de l'article 35 de la directive gaz de 2009. Début février 2019, la France a dans un premier temps affirmé soutenir le projet d'amendement de la directive européenne sur le gaz empêchant l'exploitation du gazoduc par Gazprom avant finalement de se raviser et de trouver un compromis avec Berlin pour que l'utilisation de NS2 devienne effective.


L'Initiative des trois mers: une alternative centre-européenne soutenue par les États-Unis


Les États-Unis, devenus exportateurs net de gaz naturel depuis 2017 à la suite du développement ces dernières années de l'exploitation de gaz de schiste, cherchent désormais à exporter leur gaz en Europe.



Dans cette optique, la stratégie américaine apporte son soutien aux politiques de diversification des approvisionnements énergétiques initiées par certains pays européens. En témoigne le soutien des États-Unis à "L'Initiative des trois mers", projet de coopération économique entre 12 Etats situés entre la mer Baltique, la mer Adriatique et la mer Noire. Né en 2015 à l'initiative de la Pologne et de la Croatie, "L'Initiative des trois mers" a pour ambition, dans le domaine énergétique, de créer un axe gazier Adriatique-Baltique afin de diversifier les approvisionnements des pays de l'ancien bloc de l'Est, qui demeure encore largement dépendant du gaz naturel russe. Sur le terrain, ce projet se traduit par la construction d'un terminal GNL sur l'île de Krk en Croatie. Une fois construit, ce dernier sera à terme relié au terminal GNL polonais de Swinoujscie via un gazoduc qui assurera l'approvisionnement en gaz des douze pays membre.

Cette nouvelle voie d'acheminement Nord-Sud présente l'avantage pour ces 12 pays de diminuer leur part de consommation de gaz russe et modifie la géopolitique énergétique de l'Europe centrale. La finalité de cette initiative est premièrement d'adopter une coopération énergétique propre aux intérêts des pays d'Europe centrale et orientale, qui se différencie des intérêts des puissances européennes occidentales que sont l'Allemagne et la France. Deuxièmement comme déjà évoqué précédemment, l'alliance envisage de réduire sa dépendance énergétique avec la Russie et se servir de cette nouvelle voie d'approvisionnement comme levier de négociation économique avec Moscou. Enfin, la réalisation de l'axe Nord-Sud répond à un enjeu de sécurité pour ses pays de l'ex-bloc soviétique, qui passe par le refus d'alimenter "l'ours russe" dont la présence militaire est grandissante en Europe orientale notamment depuis le conflit ukrainien.



Du côté américain, l'Initiative des Trois Mers est une opportunité pour les Etats-Unis d'exporter leur production excédentaire de gaz de schiste vers l'Europe (2 milliards de m³ par jour en 2017). Le gaz américain est en premier lieu exporté dans les pays frontaliers (Mexique et Canada) et tente de s'imposer désormais sur le marché asiatique et européen en misant sur le GNL qui est transportable par voie maritime. La présence du président Trump à Varsovie le 6 juillet 2017 lors du 2e Sommet des Trois Mers, souligne l'intérêt américain en faveur de cette alliance qui faciliterait la commercialisation du gaz américain en Europe. Dans une optique d'implantation et d'acquisition rapide de parts de marché, l'administration américaine déstabilise son principal concurrent russe à travers une diplomatie offensive envers le projet de Nord Stream 2. Par l'entremise de l'ambassadeur américain en Allemagne, Richard Grenell, les Etats-Unis ont émis l'éventualité de sanctions ( comme des amendes, restrictions bancaires et exclusions d'appels d'offres étasuniennes) à l'égard des entreprises européennes qui participeraient à la construction du projet Nord Stream 2, ce qui n'est pas sans rappeler l'épisode iranien (pour rappel, Le retrait américain de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien a été accompagné par des sanctions économiques envers toute entreprise commerçant avec des entreprises iraniennes) . Toutefois, l'axe gazier nord-sud impulsé par l'Initiative des trois mers et soutenu par l'UE et les Etats-Unis présentent des limites. En effet, le projet s'avère encore peu attractif pour les investisseurs au regard des coûts d'investissement élevés corrélés à un prix du GNL américain nettement supérieur au prix du gaz russe, le rendant peu concurrentiel.


Pierre Clouet

Mars 2019

bottom of page